INTERVISTA A MUSSOLINI
Di H. Massis
(26 settembre 1933)


Le décor où eut lieu cet entretien a été cent fois décrit. Aussi chacun peutil se représenter l'immense salle complètement nue où, comme jeté dans le vide, l'on doit parcourir plus de vingt mètres, avant d'atteindre cette table qu'on a de très loin aperçue et, derrière laquelle un homme se lève qui vient à votre rencontre et qui, comme s'il semblait vous reconnaître, vous tend la main et simplement vous dit: "Bonjour!" Puis, les premiers mots échangés, M. Mussolini se rassied derrière la table, sous la grande lampe, d'où il ne va cesser en vous parlant, de vous regarder avec ses yeux que nul ne peut oublier qui les a sentis, une seule fois, fixés sur luimême.
Benjamin l'a dit en termes admirables: "Ni TiteLive, ni Tacite, qui ont peint de grands meneurs d'hommes, dans la même race, n'ont su donner l'idée de deux yeux pareils, dorés et sombres, flambant de toute la lumière qu'ils prennent et de toute la vie qu'ils portent, deux yeux qui voient, qui jugent, voient de haut, jugent de loin, deux yeux qui parlent et disent: "D'abord, avant toute chose, ressentezvous au vif ce qui est le plus noble dans la vie, ce qui vaut qu'on la vive? D'abord sommesnous d'accord làdessus?""
Et comme si j'avais entendu la question, j'y répondis en lui parlant des seules choses qu'un homme comme moi ait de commun, si j'ose dire, avec un homme comme lui: nous parlâmes de la guerre et nous parlâmes de notre jeunesse - de notre jeunesse qui se trouve avoir eu les mêmes ferveurs, les mêmes amitiés, les mêmes maîtres, des maîtres qui s'appellent Georges Sorel, Charles Péguy. Ainsi l'entretien se déroula, dès l'abord, sur le plan des idées, des souvenirs, presque des confidences intellectuelles - ce qui me permit de voir cette tête, virile et dure, éclairée d'un sourire du cœur...
Diraije que l'homme avec qui j'ai causé de Péguy, de Georges Sorel, ce Mussolini solitaire, méditatif, n'est pas celui qu'on voit de la Piazza quand il harangue la foule massée sous ses fenêtres? De sa table de travail au balcon où il se dresse devant le peuple, rien que vingt pas à peine; mais atil refermé l'huis qu'il est aussitôt ressaisi par la solitude, par le silence qui pèse sur cette salle immense et vide. C'est ce Mussolinilà que j'ai vu.
L'entretien durait depuis plus d'un quart d'heure lorsqu'il prit soudain un autre tour. C'était à propos de Péguy encore et, parlant de sa "mystique", je me permis de dire:
- Ce qui me frappe, Excellence, dans la révolution fasciste, comme, au reste, dans toutes les révolutions actuelles, c'est qu'elle est d'abord une révolution morale.
- Aucune action n'est soustraite au jugement moral, précisa M. Mussolini. Rien au monde ne peut être dépouillé de la valeur qui lui est propre par rapport aux fins morales. Aussi la vie, telle que la conçoit le fascisme, estelle sérieuse, austère, religieuse: elle se déroule toute dans un monde soutenu par les forces morales et responsables de l'esprit.
C'est par là, ajoutatil, que la révolution fasciste est une révolution spirituelle: elle intéresse tout l'homme. S'il me fallait définir l'éthique fasciste, je la définirais, comme on le faisait dans nos camps, en disant: "Le fascisme, c'est l'horreur de la vie commode". Voyezvous, il ne faut pas à l'homme trop de confort. Le confort amollit, détend, déprime... Certes, il n'existe pas de régime excluant les faiblesses humaines; mais il y en a qui les corrigent, ou qui ne leur permettent pas de tout s'arroger, qui aident l'homme à se rassembler, à se tenir debout... Le fascisme est de ceuxlà.
Je dirais aussi que le fascisme, c'est le désintéressement; et voilà pourquoi il a conquis la jeunesse, car la jeunesse est l'instant le plus désintéressé de la vie.
Ah! la magnifique occasion que m'offrait soudain M. Mussolini. Je ne la laissai pas passer et je lui dis surlechamp:
- Je songe, en vous écoutant, à ces paroles de Paul Claudel: "On dit que la jeunesse est l'âge du plaisir; ce n'est pas vrai, c'est l'âge de l'héroïsme".
Je savais, en citant ces mots, qu'ils auraient ici toute leur résonance. Mais tandis que M. Mussolini s'en emparait, qu'il les prenait à son compte, je fus frappé de le voir en retenir d'abord la signification psychologique et humaine.
- C'est vrai ce que dit là Claudel, reprit M. Mussolini... Le plaisir, c'est un souci, c'est une recherche de vieil bomme. Engagé dans cette voie, l'on aboutit, d'ailleurs, aux tristesses de la débauche. Non, cette dissociation entre l'amour et le plaisir, ce vilain calcul qui est celui de la froideur ou de l'impuissance, la jeunesse en est heureusement incapable. Elle fait l'amour, comme elle fait tout... sans y penser: il ne lui faut que satisfaire son ardeur à vivre...
- Qui se confond même parfois, fisje, avec un mystérieux appel à sortir de la vie.
- Vous avez raison, me répondit M. Mussolini, comme s'il songeait à toutes ces jeunes victimes dont le sacrifice est toujours présent à sa mémoire; car pour lui, comme pour tous ceux de son âge, la guerre a été et reste le grand drame de sa vie.
Il ne s'agissait pas pour moi d'entendre M. Mussolini m'affirmer la volonté de paix du fascisme, mais de savoir ce que, humainement, il pensait, lui, de la guerre. j'en trouvai ici l'occasion:
- N'estce pas là, par exemple, reprisje, ce qui rend la jeunesse comme insensible à tout ce qu'on peut dire contre la guerre? j'en fus frappé certain jour où j'entendis un orateur citer devant un auditoire jeune, frémissant, cette phrase d'Hérodote sur le mal de la guerre. "Dans une guerre, ce sont les pères qui enterrent les fils, au lieu que ce soit les fils qui enterrent les pères". Tout est là, tout est dit: il n'y a rien à ajouter. Eh bien! ce propos, marqué de la plus profonde humanité, laissa tout à fait indifférents ces centaines de jeunes garçons qui jusqu'alors applaudissaient à tout propos. Depuis je pense que c'est peutêtre là, dans ce singulier sentiment, que se trouve le plus grand obstacle réel à la fin des guerres.
- Peutêtre, reprit M. Mussolini, dont la voix se fit alors singulièrement grave. Il faut être déjà avancé dans la vie pour l'aimer, dans le sens où l'on entend: "Aimer la vie", c'estàdire désirer de ne pas la perdre... Aimer la vie, dans la jeunesse, c'est la donner, c'est l'offrir, c'est en être prodigue... Quand on est jeune, on n'imagine pas, en effet, qu'on pourra vivre vieux, et tout jeune bomme a entendu au fond de luimême le "Tu Marcellus eris" du poète latin...
Oui, mais à ce désir d'évasion hors du monde - car ce n'est rien d'autre - il faut trouver un substitut, un objet, et comme une diversion, dans les voyages, les sports, les aventures. Les raids, les exploits d'aviation, l'exploration des continents lointains, au centre de l'Afrique, au pôle... tout cela sert à assouvi, à tromper cette sorte d'instinct terrible, où gît un désir de grandeur.
Puis plus bas, M. Mussolini redit comme pour luimême:
- C'est vrai ce mot de Claudel: la jeunesse est l'âge de l'héroïsme: le tout, c'est d'en faire bon usage.
Car s'il voit dans le pacifisme une renonciation à la lutte, une lâcheté devant le sacrifice, s'il pense qu'aucune épreuve n'a pour l'homme une valeur égale à celle de la guerre, et s'il a transporté cet esprit antipacifiste dans la vie même des individus, M. Mussolini a horreur du sacrifice inutile autant que du suicide. La vie, qui lui paraît être un combat, il la comprend comme une élévation, une conquête. "La vie, ditil, doit être haute et pleine; elle doit être vécue pour ellemême, mais surtout pour les autres, proches ou lointains, présents ou futurs". Et c'est par là que Mussolini s'humanise: c'est par sa charité à l'endroit du genre humain.
Voilà, d'ailleurs, ce qui différencie l'éthique fasciste de celle d'un nationalsocialiste comme Spengler, quand il dit, par exemple, dans un sentiment assez proche de celui d'un Mussolini: "Les hommes d'aujourd'hui n'ont pas le choix: il ne s'agit pas d'être heureux, il s'agit d'être grand". Non, l'ascétisme de Mussolini - et plus s'approfondit en moi l'impression que j'ai reçue de cet homme grave, solitaire, plus je le vois comme une sorte d'ascète, de grand moine volontaire, de chef d'ordre religieux qui aurait tout un empire pour couvent - non, disje, l'ascétisme latin du Duce n'a rien de commun avec cet appel à la tragédie pour la tragédie, avec cet enivrement catastrophique qu'on sent chez l'auteur de Déclin de l'Occident comme chez la plupart des penseurs allemands.
Le style de Mussolini est tout autre, et s'il aime le ton pathétique de Nietzsche, s'il parle, lui aussi, de "volonté de puissance", il n'en fait pas quelque chose de purement organique. Sa doctrine est une vie, une vie dangereuse qui condamne la facilité, la commodité; mais quand il dit grandeur, quand il dit héroïsme, nous le comprenons, parce que nous connaissons son échelle des valeurs: çe sont celles de l'Occident.
Aussi bien lorsque Mussolini déclare à son tour: "Aucune religion ne nous enseigne que Dieu nous demandera pourquoi nous sommes morts, mais il nous demandera jusqu'où nous sommes montés"2, nous ne nous méprenons pas, et nous ne risquons pas de confondre son propos avec celui du philosophe prussien. Il v a là un ton où nous reconnaissons l'homme occidental par excellence; et non seulement l'homme latin, mais l'homme chrétien, car le chrétien, c'est "l'homme qui tend toujours plus haut, qui inlassablement se porte de tout soimême vers ce qui est hors de lui, en avant de lui et qu'il n'atteindra qu'au terme de l'action, dans un combat où la défaite est payée de plus que la mort". Le ciel où il aspire doit être emporté de vive force: Quantum potes, tantum aude3. Et voilà, dit Claudel, la grande doctrine, la grande école d'énergie qui a fait de l'Occident ce qu'il est.
La hiérarchie des valeurs d'un Mussolini, c'est cellelà. Elle n'est pas située "par delà le bien et le mal" comme pour Zarathoustra - ni dans l'exaltation de la vie pure, comme chez Spengler. Seraitce parce que nous avons les mêmes valeurs humaines que nos "intellectuels" ont dédaigné d'étudier ses idées? Il a fallu que le fascisme se présentât sous sa contrefaçon germanique pour qu'ils entreprissent d'en faire la découverte. Et comme j'en exprimais la remarque devant M. Mussolini luimême, il me répondit:
- Ne vous en étonnez pas, la raison en est simple. La chose tient d'abord à la situation géographique de l'Italie...
Cette fois, j'avais devant moi le maître d'école, l'homme qui a le goût, la passion d'enseigner. Les bras posés à plat sur son buvard, comme jadis sur le pupitre de sa chaire, il m'expliquait déjà:
- Notre pays est un pays presque insulaire. Il a plus de trois mille kilomètres de côtes; quant à sa frontière territoriale, elle ne compte guère plus de huit cents kilomètres, encore sontils de montagnes... Pour l'Allemagne, il en va tout autrement. Du lait de sa position continentale, tout ce qui vient d'elle trouve immédiatement un écho, retentit à l'entour, se prolonge dans toutes les directions, en Angleterre comme en France, en Europe centrale comme en Europe orientale, et jusque dans les pays scandinaves. Voilà qui suffit à expliquer la rapide diffusion de ses idées, sans parler de ce préjugé favorable à l'Allemagne des philosophes, préjugé hérité du dixneuvième siècle, et qui lait considérer gravement tout ce qui en émane... Il n'y a donc pas lieu d'être surpris que les théories du nationalsocialisme soient prises au sérieux par ceuxlà mêmes qui affectent d'ignorer le fascisme.
- Le nationalsocialisme, fisje, risque de créer des confusions redoutables. Il a ce caractère trouble où se plait l'âme germanique; mais sa terminologie ambiguë est bien révélatrice du phénomène social qui a fait la force contagieuse du mouvement hitlérien, je veux dire le déclassement de la bourgeoisie, la prolétarisation de son élite, si sensible chez ces milliers de jeunes étudiants allemands qui avaient perdu jusqu'à l'espérance. Le même phénomène, la même "crise de la jeunesse" peut se produire ailleurs et ne profiter qu'à l'anarchie, au désordre. On ne laisse pas sans danger les intellectuels mourir de faim...
- L'Etat doit y pourvoir, dit avec force M. Mussolini, tout de même qu'il doit protéger les écrivains, les hommes de lettres, leur assurer une vie digne. L'Etat ne peut pas donner du génie, créer un art, une littérature, mais ce qu'il peut, c'est créer des conditions favorables au talent. Une misère prolongée, la lutte pour le pain quotidien finissent par épuiser les énergies de l'esprit... De cela, n'allons pas conclure qu'il faille que l'écrivain ait une table fastueuse et ne circule qu'en RollsRoyce... Le mal serait pire encore, en ce qu'il glisserait au plus dissolvant épicurisme... Mais les littérateurs, les artistes, ne doivent pas être assaillis de soucis d'ordre matériel. Le bolchevisme de tant d'intellectuels n'a pas d'autre origine, et c'est le pire des fléaux.
Le bolchevisme! Le mot venait d'être prononcé par celuilà qui, après la guerre, disait fièrement du soleil de sa patrie: "C'est un soleil trop beau pour éclairer le bolchevisme!" Pour moi, je me rappelais la lettre qu'en 1928 M. Mussolini m'avait fait l'honneur de m'écrire, et où il appelait le bolchevisme une infection. "Mais par quels tuyaux passe cette infection?" y disaitil, et c'était pour répondre: "Les voici: libéralisme, démocratie, socialisme, francmaçonnerie. L'organisme de l'Occident est affaibli, débilité par ces idéologies". "Or, ajoutaitil, un seuil mouvement existe à l'heure actuelle qui a le courage - ayant le pouvoir dans une grande nation - d'être foncièrement, ouvertement, farouchement antilibéral, antidémocratique, antisocialiste, antifrancmaçon: le fascisme. C'est le fascisme qu'on accuse de vouloir restaurer le moyen âge parce qu'il parle autorité, discipline, hiérarchie, responsabilité, et parce qu'il a remis dans les écoles et partout l'image du Christ!"
Aussi prisje la liberté de faire allusion à cette lettre devant M. Mussolini qui l'avait oubliée et qui me demanda sur le ton le plus simple du monde:
- Ce que je vous ai écrit avaitil quelque intérêt?...
- Tant d'intérêt, Excellence, que je me permettrai de vous demander si vous l'écririez encore ...
- Qu'y disaisje? ...
- Après avoir défini le fascisme comme "une démocratie organisée, centralisée, autoritaire", vous m'écriviez: "Rome se dresse contre Moscou, le fascisme contre le bolchevisme".
Sans une hésitation, M. Mussolini me répondit:
- Je n'en retranche rien. Plus que jamais, je bais le bolchevisme! Spirituellement, il constitue le plus grand danger qui puisse menacer notre civilisation. Politiquement - et dans la mesure où l'Italie a des intérêts communs avec la Russie (peu importants d'ailleurs) - je puis entretenir des relations avec les Soviets ... Mais cela, fit M. Mussolini en retournant ses mains, cela, c'est la politique ... Pratiquement, d'ailleurs, le bolchevisme a échoué. Le plan quinquennal a lait faillite- Voilà ce que démontre le livre de Ciocca dont j'ai publié moimême, l'autre jour, un compte rendu dans notre presse... L'ouvrage se lit d'un trait. j'en ai commencé la lecture à trois heures de l'aprèsmidi, et i'en avais terminé à huit heures la dernière page qui finit comme un beau verset de Dante. L'auteur? Un ingénieur italien qui a passé deux années en Russie, non comme touriste, mais comme technicien, employé à la construction et à la mise en marche d'un des plus grands établissements industriels de l'économie bolcheviste. C'est un homme qui connaît le pays, d'une connaissance non pas théorique, mais réelle: il nous montre la réalité bolcheviste, telle qu'elle est. Eh bien! ses conclusions sont objectivement négatives: elles prouvent que l'Etat bolcheviste, qui joue le rôle d'industriel, de commerçant, d'agriculteur, n'a pas rationalisé sa production. Le résultat? L'absolue misère de l'Etat et l'insécurité totale des particuliers qui craignent de manquer, du jour au lendemain, du strict nécessaire. Le plan quinquennal, qui devait élever la consommation, a donc échoué. Mais en tant que doctrine, le bolchevisme reste une infection contre laquelle l'Occident doit lutter de toutes ses forces...
- L'Occident, ajoutaije, dont vous me disiez, dans votre lettre, qu'aujourd'hui comme toujours, c'est "Rome chrétienne, catholique et fasciste".
Sans doute estce alors que j'aurais pu faire part à M. Mussolini de certaines réserves qui, en France, se sont souvent présentées à mon esprit. C'est alors que j'aurais pu établir des distinctions, des subordinations, dont je sens spirituellement la nécessité, tant au sujet de l'Eglise qu'au sujet de l'Etat. Que n'y auraitil pas à dire in abstracto sur les rapports de l'une et de l'autre, et aussi sur les rapports que l'Etat doit entretenir avec la Nation ' avec la Société, avec l'Individu? Car, en donnant à ce terme le sens le plus ample, même en confondant Etat et Nation, Etat et Société, il y a, comme le dit Maurras, dans la vie des personnes humaines quelque chose qui lui échappe: et quelque grande part que l'Etat, ainsi compris, puisse prendre à la défendre ou à la soutenir, cette valeur de la personne existe en soi. D'où vient donc que ces réserves, ces objections qui, en France, s'étaient si souvent présentées à mon esprit, je n'en aie pas fait part à M. Mussolini? Tout ce que j'ai pu observer, pendant mes divers séjours en Italie, m'a convaincu que c'était à peu près inutile.
Justes en soi, en théorie, ces objections me semblent ne plus se poser dans la réalité. Pratiquement, les contradictions s'évanouissent, les confusions disparaissent. Naguère encore, j'étais à Rome lorsqu'on apprit la décision du Duce d'enrôler les petits garçons de quatre à huit ans, et de lever, avant qu'ils soient ballilas, ceux qu'on appelle les "fils de la Louve". Ce fut, fautil le dire, l'occasion d'acerbes critiques à l'endroit de l'étatismE Mussolinien; et tous les adversaires du régime fasciste ne laissèrent point passer une si belle occasion de dénoncer cet "abominable attentat contre les droits de la famille" .
Je me fusse volontiers associé à leur protestation, car la primauté de la famille sur l'Etat est évidente, et cette évidence est précieuse. Mais étaitil certain qu'en prenant une telle mesure, M. Mussolini eût voulu nier cette vérité, dont "l'expansion d'une noble race ne saurait tirer que profit et honneur?" La chose déjà pouvait surprendre de la part de celui qui a défini le fascisme comme un "système spiritualiste", et qui a dit: "Le fascisme italien n'a pas été seulement une révolte contre les gouvernements faibles et incapables qui avaient laissé déchoir l'autorité de l'Etat; il a été aussi une révolte contre les vieilles doctrines qui corrompaient les principes sacrés de la religion, de la patrie, de la famille". Et ce même homme eût retiré à la famille sa fonction spirituelle pour en accabler l'Etat!
En réalité, Mussolini qui est un homme du peuple - et n'estil pas paradoxal qu'on voue à la haine, à l'exécration du peuple, un homme qui en est l'expression même, qui est bien ce qu'on peut imaginer de moins "bourgeois", et dont toutes les réformes ont été faites pour le peuple? - Mussolini, qui est sorti du petit peuple italien, prolifique et pauvre, sait que si l'on y aime les enfants, la misère les prive trop souvent du nécessaire. La faim, elle aussi, a contribué à l'éducation du Duce. Et lorsqu'il songe à enrôler ces enfants, à faire d'eux des "fils de la Louve", il songe d'abord à ce qu'ils puissent manger deux fois par jour et ne pas traîner dans les ruisseaux des rues, le pittoresque de l'Italie dûtil en souffrir! Les libertés familiales, elles, n'en souffrent pas. Pareillement, je suis assez tranquille sur les droits de la personne humaine, quand l'Etat non seulement respecte la religion, mais qu'il la défend, la protège, qu'il prend soin que le Christ soit dans ses écoles et qu'il fait en sorte que l'homme puisse icibas poursuivre sa véritable fin. Cela rachète bien quelques formules imprudentes!
En fait, M. Mussolini ne procède pas en doctrinaire idéologue. L'expérience le conseille; il en suit la leçon, soucieux, au jour le jour, de restaurer le nécessaire. Dans l'application, comme tous les vrais réalistes, il est l'homme des nuances: il ne s'obstine jamais par système. Et, maintenant, je comprends pourquoi l'un de ses adversaires me disait un jour: "Si surprenant que cela puisse paraître, Mussolini n'a pas de volonté!" C'est que pour "faire" - car, avant tout, il s'agit de faire, - il assouplit ses dogmes, ses formules impérieuses; il se modèle en s'y conformant à ce qu'exige la nature des choses. Aussi ne parlaije à M. Mussolini de l'Etat, de la liberté, de l'opposition, que pour lui dire... que je ne lui en parlerais pas.
- La véritable opposition, voyezvous, me dit M. Mussolini, elle est dans les laits, dans les choses, dans les problèmes que cellesci necessent de nous poser, car c'est sur les choses que porte aujourd'hui la bataille.
Qu'aton besoin, par surcroît, d'une opposition qui s'organise en parti et qui parlemente?... L'autre, la vraie, la réelle, ne suffitelle pas à maintenir le chef en éveil, sans parler de cette opposition plus violente encore que nous portons audedans de nousmême?...
Car c'est ainsi que parle cet homme dont on croit qu'il domine exclusivement par l'éloquence. Ne domineraitil pas plutôt par sa profonde connaissance de l'homme et de son destin? Et je regardais ce visage marqué par l'expérience (j'allais dire martelé, comme on le dit de la pierre, du métal), tandis qu'il poursuivait:
- Quiconque a un peu l'habitude de l'introspection, du regard intérieur, sait bien que cette opposition, installée au vil de notre être, est la plus forte de toutes! Elle peut, d'ailleurs, être bienfaisante, si l'on s'en sert pour que l'esprit critique reste éveillé.
C'est qu'il n'a pas étouffé l'esprit critique, cet homme qui s'applique sans cesse à distinguer ce qui est positif de ce qui est négatif, ce qui a le signe moins de ce qui a le signe plus. Nul ne connaît aussi bien les déficiences de son propre pays, les défauts du caractère de son peuple, ce qu'il appelle ses "scories impures", et c'est dans la mesure où il les connaît qu'il cherche à y porter remède. Car, s'il veut tout savoir de ce peuple, s'il s'intéresse à sa façon de manger, de s'habiller, de travailler, de dormir, il le modèle, le transforme, l'élève continuellement, afin de lui donner son aspect de force et de beauté. Et en cela, il se révèle ce qu'il est essentiellement: un éducateur, je dirais même un instituteur de génie4. L'école de M. Mussolini, c'est une nation tout entière; et les phrases de ses discours, qu'on peut lire inscrites en grosses lettres sur les murs chaulés des plus humbles maisons d'Italie, ce sont les maximes que le maître d'école écrit au tableau noir de sa classe pour qu'elles demeurent devant les yeux des élèves et se gravent ainsi dans leur mémoire. Pédagogue aux idées simples et nettes, M. Mussolini sait, en effet, que l'on conduit les bommes de la même manière que l'on conduit les enfants.
Mais s'il fait surtout appel à l'esprit d'émulation, il ne supprime pas pour autant l'esprit critique. Lorsque je fis visite à M. Mussolini et que j'eus avec lui l'entretien que je rapporte ici, toute la presse italienne discutait le statut autonome qu'il se proposait de donner aux corporations professionnelles, afin de décharger l'Etat des problèmes de la production, - qui ne sont pas ses problèmes, - de le désencombrer des besognes qui l'accablent, pour le fortifier sur ce qui est son objet propre: le bien commun de la collectivité. Rien n'était plus libre, ni plus passionné même qu'un tel débat. En me faisant remarquer, à ce propos, que la critique n'était pas morte en Italie, M. Mussolini ajouta:
- Pour préparer cette loi des corporations, je sollicite moimême tous les avis, i'accueille toutes les thèses, je n'en exclus aucune, parce que je n'exclus rien. Mais, lorsque ma décision sera prise, je n'admettrai plus d'autre opposition que celle de l'expérience et des faits. Avec celle de la conscience, c'est la seule féconde.
- N'aton pas dit que celui qui agit est nécessairement dépourvu de conscience?
- Bien au contraire! reprit vivement M. Mussolini. L'action lui révèle beaucoup de choses qui échappent au spectateur inactif. Mais la conscience des autres lui est presque toujours inutile. Il a assez de la sienne et de son propre trouble à surmonter, à vaincre. Croyezvous qu'un architecte ait besoin que d'autres architectes soient derrière son dos pour lui révéler les défauts du bâtiment qu'il construit? J'ai toujours admiré ces mots qu'on peut lire à la porte des chantiers: "Défense d'entrer à toutes les personnes étrangères aux travaux". C'est toute la philosophie politique du fascisme!... C'est aussi ce qui donne à l'idée fasciste une valeur universelle, à cette époque où le problème de l'autorité se pose partout. Aucun pays ne l'éludera.
- La nécessité de restaurer l'autorité - l'archie, comme disait Péguy - estce là, Excellence, ce qui, aujourd'hui, confère au fascisme sa valeur universelle?
- Certainement, c'est une des idées dont la nécessité aujourd'hui universellement s'impose, une de ces idées actives et fécondes que le fascisme a, le premier, remis en évidence. Sans doute y atil dans le fascisme des éléments qui sont marqués d'une essentielle italianité, qui ne conviennent qu'à l'Italie, qui portent son style propre; car c'est, avant tout, à redonner à la vie du peuple italien son style que le fascisme s'est employé.
Mais, à côté de ce qu'il a de spécifiquement italien, et que l'étranger ne saurait copier parce que les institutions, les conditions historiques, géographiques, économiques et morales ne sont pas les mêmes, i'affirme qu'il y a dans le fascisme des idées dont le caractère universaliste ne peut être nié.
- Ces idées, selon vous, quelles sontelles?
- Mais celles dont la vérité même lait l'universalité! Une idée vraie' une idée juste est une idée qui vaut pour le genre humain tout entier: elle n'est pas liée à ce point de l'espace où on la reconnaît et où on l'applique. L'expérience qu'on en lait peut néanmoins servir à ceux qui ne jugent l'arbre qu'à ses fruits.
Il y a, par ailleurs, ces vérités relatives, qui tiennent aux temps où nous vivons, et dont le fascisme a le premier pris conscience. Car le fascisme a le sens des relativités. Il est appuyé sur le passé, élancé vers l'avenir. Il réalise la synthèse de forces anciennes unies à d'autres absolument neuves et opposées en apparence. Ainsi, et dans la mesure où luimême participe à l'impétuosité croissante des besoins de la civilisation moderne, le fascisme a été également le premier à sentir que le système parlementaire, utile pendant une partie du dixneuvième siècle, est aujourd'hui insuffisant pour contenir la poussée de ces nouveaux besoins. De cela, l'univers entier peut tirer profit, car on découvre partout, dans le monde moderne, qu'il est nécessaire de rétablir les principes d'ordre, de discipline, de hiérarchie, principes sans lesquels les sociétés humaines s'acheminent vers le chaos et la ruine.
- Voilà donc, Excellence, les éléments du fascisme que d'autres pays pourraient adopter, nonobstant certaines conditions de lieux, d'ambiance, en un mot, d'histoire?
- Cellesci, reprit M. Mussolini, sont aujourd'hui à peu près semblables pour toute l'Europe... Et, en s'occupant avant tout de la reconstruction de l'Italie, le fascisme ne s'est pas moins occupé de la reconstruction européenne. Maintenant que la première partie de sa tâche est à peu près accomplie, il pourra davantage donner à sa mission européenne.
- Dès 1915, vous songiez à l'homme européen: "Peutêtre, disiezvous, peutêtre après ce heurt fatal et sanglant des peuples, l'homme européen surgiratil à l'horizon, et ce sera alors un titre de légitime orgueil que d'avoir contribué à sa création". Cette création, aujourd'hui, vous l'attendez de la grande idée constructive sortie de la révolution fasciste. Mais lorsque Emil Ludwig vous a demandé, il y a deux ans: "Pourquoi ne fondezvous pas l'Europe?" vous avez répondu: "Le moment n'est pas venu. Il faut laisser la crise produire des effets encore plus profonds". Croyezvous à de nouvelles révolutions?
- Elles viendront nécessairement, comme réclamées par la nature des choses. Aussi travaillerontelles au rebours des révolutions d'origine idéologique, dans un sens constructif, créateur, autoritaire; et ce sont elles qui formeront le nouveau type de l'Européen.
- Comment le voyezvous?
- A défaut d'un langage commun, d'une philosophie commune, d'un principe spirituel identique - ces bienfaits sont, hélas! perdus - à défaut d'une véritable unité, les dures circonstances où il aura grandi lui composeront certains traits psychologiques semblables qui suffiront à en faire un type assez défini. Oui, je vois entre les Européens de demain une sorte de commun dénominateur qui sera le fait de la crise, de ce "moment" historique que vit l'Europe, sans parler de la similitude des institutions qui leur seront imposées par l'événement. Mais c'est en se nationalisant davantage qu'ils s'européaniseront le plus. Sous prétexte de faire un Européen, rien ne serait pire que de faire un cosmopolite, c'estàdire un bomme de nulle part, un bomme qui n'est ni de son pays, ni d'un autre! Il peut y avoir un "Américain", parce que les EtatsUnis n'ont guère d'histoire derrière eux. En Europe, sur ce vieux sol recouvert d'un épais sédiment historique accumulé par les siècles, chaque peuple a une originalité irréductible qui tient à son passé, à sa langue, à ses mœurs, à sa foi, à ses rites. Que de diversités, c'estàdire que de divisions! Ce qui fait peutêtre aujourd'hui la communauté des Européens, c'est la crise qu'ils endurent, ce sont les circonstances qui les oppriment. Il y a là une unité d'épreuves qui obligera toutes les nations à découvrir, tour à tour, les lois du salut commun...
- Mais, Excellence, s'il doit y avoir une unification de l'Europe, l'effort unitaire devra se traduire en politique concrète, se réaliser dans un certain équilibre de forces entre les puissances qui la composent... A moins qu'elle ne se réalise au profit de quelque grand Etat démesuré qui se trouvera jouer ainsi le rôle de véritable fédérateur? Parfois ce fantôme surgit, et pourquoi ne pas le nommer? L'Europe de demain, serace le SaintEmpire germanique ressuscité, non pas celui que le Pape et l'Empereur, alors unis, fondèrent il y a onze siècles, mais tel que certains peuvent l'imaginer aujourd'hui?
- jamais, jamais! fit d'une voix frémissante M. Mussolini, tandis qu'à deux reprises il frappa sa table du poing. D'abord, repritil, il y a dans l'histoire du monde des choses qui n'arrivent pas deux lois. Le SaintEmpire! Mais c'est aussi absurde que la restauration des Bourbons de Naples!
- Peutêtre, fisje, mais ces choseslà emplissent les livres, les dissertations des philosophes politiques de la Germanie: et je ne parle pas des discours...
- Oui, fit M. Mussolini avec un mouvement d'épaule où l'on sentait de l'impatience. Oui, et de telles divagations troublent les esprits, enveniment les rapports des peuples! Les questions n'en deviennent que plus difficiles encore...
- D'autant que les Allemands, pour justifier ces théories, confisquent l'idée romaine au profit du germanisme. C'est, parmi leurs historiens, une opinion courante que les Romains ont été les Prussiens de l'antiquité, et que les Prussiens d'aujourd'hui équivalent aux Romains de jadis. Ne voientils pas dans les Romains des barbares, racistes jusqu'à la brutalité, attachés sans vergogne aux succès pratiques? Cette part de l'héritage, ils la revendiquent pour euxmêmes!
- Fausses analogies! fit M. Mussolini sur un ton où l'on sentait percer de l'impatience. Les peuples que soumettait Rome ne ressemblaient en rien à ce que sont les nations modernes, à une France, à une Angleterre, à une Allemagne! Rome ne détruisait pas une civilisation!
- L'idée de "romanité" ne seraitelle pas celle qui pourrait aujourd'hui assurer le mieux la stabilité de l'Europe? Mais dans quel bloc continental pourraitelle prendre forme?
Puis j'ajoutai comme pour moimême:
- France, Italie, Autriche, Pologne, ces nations catholiques?
Il s'était fait un grand silence.
- Vous dites quoi? reprit M. Mussolini; et comptant sur les doigts de sa main: France... Italie... Autriche... Pologne...
Un nouveau silence. Puis me fixant, les yeux dans les yeux:
- Oui, mais entre l'Autriche et la Pologne, il y a la Tchécoslovaquie.
Et sur ces derniers mots, M. Mussolini se leva. L'entretien était terminé.

Il me raccompagna à travers l'immense salle vide, marchant derrière moi, me regardant partir, aVant que de retourner à sa solitude, à sa méditation... je cherchai à lui dire encore quelques mots; et comme s'ils résumaient bien des choses que je n'avais pu exprimer, je me souviens d'avoir ajouté: "Vous avez compris en politique la grande parole de saint Paul: Sans vision, le peuple périt".
- C'est vrai, c'est vrai, fit M. Mussolini d'une voix douce, un peu grasseyante, comme il avait fait déjà plusieurs fois.
Puis il me serra la main en silence.
Lorsque je me retrouvai seul, en bas, sur la place de Venise, et que j'essayai de mettre un peu d'ordre dans tout ce que je venais de vivre et d'entendre, je compris que l'œuvre de Mussolini consiste précisément à avoir rendu au peuple italien ses images, celles dont, pour vivre, il a besoin. Par le rappel de ses gloires anciennes, il a voulu cimenter l'union des Italiens dans une commune ferveur portée aux gloires futures. Du même coup, Mussolini a retrouvé le sentiment de la civilisation, en montrant à l'Occident ce qu'il faut faire pour sauver les droits et les titres auxquels il a dû sa grandeur historique avec ses vertus créatrices. Car la civilisation ne vivra que dans la mesure où nous le voudrons, où nous en ferons une idéemaîtresse, une idéechef. Nous sommes tous encore les membres de l'Imperium romanum, qu'il nous plaise ou non de l'admettre, que nous le sachions ou non5. L'idée romaine n'est pas seulement une idée vraie, c'est une réalité, quand bien même l'anarchie, l'ignorance, seraient assez grandes pour faire fi de ces coordinations réelles. La barbarie se reconnaît précisément à ce signe qu'elle ne les aperçoit plus.


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